Le flamenco est né dans le creuset des civilisations maures, juives et chrétiennes de l’Andalusie auquel s’ajoutaient les gitans il y a 500 ans. Ceux-ci amenaient de l’Inde, leur pays originaire, une riche tradition de chant et de danse. Le flamenco était l’art populaire des pauvres dans lequel se reflétait la dure realité de la vie en marge de la société. L’amour et la perte, le deuil et la mort sont les sujets caractéristiques du chant flamenco, mais il existe aussi un côté plus gai: la joie de vivre, l’amour de la famille et du pays, aussi bien que les détails simples de la vie quotidienne.
Dans le flamenco on ressent la profondeur et l’âpreté des émotions qui manquent au monde actuel. Au cours de ces dernières années le flamenco a connu un véritable éclatement d’intérêt. Qu’est-ce qui attire tant de monde? Le flamenco, certes, est un art magnifique de nos jours. La musique de guitare, jouée par un Paco de Lucia, soutient la comparaison avec la meilleure musique classique; les danseurs de flamenco qui ont la technique et la sensibilité d’un Israel Galvan se trouvent au même niveau que les meilleurs danseurs classiques ou contemporains. Mais à mon avis ce n’est pas la perfection artistique qui attire les gens; je ne crois pas non plus qu’il s’agisse d’une vogue éphémère. Ce qui séduit vraiment les gens du monde entier, c’est la passion. “Enamorao de la vida / aunque a veces duela” (“amoureux de la vie quoique ça fasse parfois mal”) chante Cameron, l’un des plus grands chanteurs de flamenco, qui savait mieux que tout autre exprimer l’esprit du flamenco, une célébration passionnée de la vie entière, y compris les aspects les plus douloureux. La passion est vécue d’une façon profonde et courageuse, sans que l’intensité de la joie ou de la douleur ne soit atténuée. La vraie passion est rare de nos jours, parce que notre mode de vie si compliqué et si affairé, aussi bien que notre culture, notre confort, notre sécurité et les multiples plaisirs, nous rendent la vie tellement facile et font de nous des lâches qui manquent de profondeur.
Tout comme le blues est né parmi les esclaves noirs en Amérique, le flamenco a pris naissance parmi des gens qui n’avaient pas les moyens d’échapper aux souffrances humaines, et qui ne pouvaient que les subir de leurs propres forces. La voix la plus appréciée du flamenco n’est pas la plus douce ni la plus claire, mais “la voz desgarrada”, “la voix déchirée”, l’expression du coeur brisé par la souffrance, blessé mais non pas durci, ouvert à l’intensité de l’âpreté et de la beauté de la vie. Si l’on ne résiste pas à l’émotion, ni ne cherche à y échapper, mais l’éprouve d’une façon vigoureuse et distincte dans la danse et le chant, alors elle se transforme par sa propre force en autre chose. Cette transformation, si difficile à exprimer en paroles, est l’essentiel du flamenco. Elle est vécue par l’artiste et est communiquée aux auditeurs. La tension est élevée jusqu’à ce qu’elle devienne insupportable, puis se rompt d’un coup. Cela vous fait froid dans le dos et, pendant un instant, on entrevoit quelque chose au-delà de la souffrance.